« L’inhumanité infligée à un autre détruit l’humanité en moi. » Emmanuel Kant
Je vous propose ici de (pour)suivre une réflexion sur le pouvoir dans les groupes, pour faire suite à une publication à la une d’aujourd’hui du journal Le Devoir (Montréal) qui se penche sur une des stratégies d’empowerment (ou libération de l’aliénation du peuple) : « Se libérer sans vous, se libérer de vous » (1) et pose des questions sur les actuelles imprécations du «Vivre ensemble».
En revenant sur une réflexion et expérimentation à ce sujet vécue au sein de la mouvance Occupy / Occupons Montréal en 2011-2012, la question du pouvoir se pose notamment dans la mixité ou non-mixité des (sous-)groupes militants. Question pour laquelle j’avais des sentiments tiraillés. Autrement dit, quelles sont les circonstances qui font qu’on choisit délibérément de militer dans un groupe non-mixte, comme un groupe de femmes, un groupe de Noirs, un groupe autochtone, un groupe gay ou queer, et même certains syndicats, etc., bref toutes ces «minorités» marginalisées où on vit, d’une manière ou d’une autre, une forme d’oppression face à la majorité ou à un groupe dominant, que ce soit l’exclusion sociale comme le sexisme, le racisme ou l’homophobie ou encore l’exclusion économique, politique ou religieuse. Vaste question…
J’aimerais alors partager ici d’abord quelques extraits significatifs de cet intéressant article du Devoir (1) que voici, suivi de mon billet.
« Constamment déçus par l’idéal d’une société ‘juste’ qui leur est projetée encore davantage en ces temps de crise et de paupérisation, certains groupes pensent plutôt l’émancipation comme « la séparation d’une société fausse ». Ségolène Roy, blogueuse
« De telles pratiques peuvent mettre à l’abri certaines petites communautés pendant une période, mais à la longue, elles tendent à pénaliser les personnes qui en font partie en les privant de réseaux sociaux performants et en limitant la mobilité sociale.» Pierre Anctil, prof d’histoire, Université d’Ottawa
« Greg Robinson tempère en disant que ‘c’est un argument fort de demander comment les [personnes racisées] peuvent espérer mériter le respect ou l’égalité si elles n’ont pas les moyens de gérer leur propre mouvement. En revanche, c’est un argument fort de dire qu’on ne casse pas l’exclusion raciale par un mouvement exclusif.’» G.R., professeur d’histoire, Université du Québec à Montréal
« En tant que membre du groupe dominant, il est difficile pour les hommes cisgenres (nés de sexe mâle et s’identifiant au genre masculin) qui souhaitent se joindre au mouvement [féministe] de comprendre le refus de leur présence par les féministes. Car grandir et évoluer en tant qu’homme n’inclut pas – ou très peu- l’expérience de refus ou de rejet.» Sophie Chartier, journaliste, Le Devoir
Une fois par année, le collectif radical Les Hyènes en jupons fait une manifestation non mixte à Montréal et les femmes reçoivent dans la rue des salves d’insultes misogynes de la part des passants et des policiers :
« À la question ‘pourquoi ça dérange ?’ Laura (nom changé) hésite. ‘Je pense que la non-mixité politique fait voir aux hommes qu’ils risquent de perdre certains privilèges.» « On l’utilise [notre groupe de femmes non mixte] comme lieu de ressourcement ». Laura, militante, Les Hyènes en jupons
Dans les groupes non mixtes (safer spaces), « On gagne des espaces intimes de confiance. Mais attention, les groupes non mixtes ne sont pas nécessairement dénués d’oppression. Il reste des rapports de pouvoir et il faut sans cesse les remettre en question.» Stéphanie Mayer, chercheuse en sciences politiques à l’Université Laval (2)
« Toutes trois soutiennent qu’il est important de remettre en question fréquemment les tactiques.» Sophie Chartier, journaliste, Le Devoir (1)
*/*
La mouvance Occupons Montréal a expérimenté et réfléchi aussi sur cette façon de militer, et dont voici un résumé (3) :
– Concept d’espaces sécuritaires (safer spaces) pour soi et entre-sois : modèles de justice communautaire ou réparatrice (ni policière ni étatique), analyse et dénonciation de l’oppression vécue dans notre propre organisation : comment changer les dynamiques de pouvoir ? Sortir de l’aliénation par notre prise de conscience, on arrive enfin à ce niveau où on est prêt à développer une méthodologie concrète.
– Sortir de la culture l’hyper sécurisation pour exister dans l’espace public et psychique; trouver un équilibre entre sécurité/insécurité. Se défaire de la peur aussi qui nous est inculquée par le gouvernement et autres, en donnant une réponse originale à la violence de la marginalisation.
*/*
J’ajoute aujourd’hui ma réflexion et expérience sur le tissus social et la communication nonviolente qui a muri sur ce sujet.
Ce qui me frappe d’abord dans ces analyses, c’est l’absence complète de référents intra-personnels. Toute l’analyse est axée sur des dynamiques interpersonnelles, sociales ou politiques, au mieux groupales. Pourtant, ce sont aussi des individus qui exercent ce pouvoir. En effet, pourquoi toujours cette dichotomie tellement binaire entre sociologie et psychologie ? Dans quelle aliénation les relations de pouvoir nous mènent-elles ? Comment s’en sortir ? N’y a-t-il pas lieu de s’interroger sur les sources de ces relations de pouvoir ? Si tous les humains ont, certains plus que d’autres il s’entend, à un moment ou à un autre, vécu une relation de pouvoir avec un autre ou des autres, soit comme oppresseur, soit comme opprimé, soit les deux en même temps, n’est-ce pas là aussi un reflet de notre propre esprit et de la façon dont nous nous traitons nous-mêmes, soit la domination d’une partie notre psyché (l’ego par exemple) sur une autre partie? N’y a-t-il pas lieu de se demander comment une telle mécanique (?) se développe dès l’enfance et si elle n’est pas, à son tour, encouragée par certaines postures ou dynamiques familiale, sociale ou politique ? N’y a-t-il pas lieu aussi de chercher aussi du côté des neurones-miroirs qui seraient à la base du développement des langues humaines et du développement de l’aversion, de l’empathie et du désir mimétique (4) ?
Si la fin du XXe s. et une partie de XXIe siècle sont et seront dominés par une forte recherche identitaire menant à la fois à des évolutions individuelles ou nationales ET à des dérives communautaristes, voire sectaires, voire terroristes, il y a fort à parier que ce champ de recherche, d’expérimentation et de philosophie qui, pour l’instant, n’est que l’apanage d’avant-gardes, deviendra un thème fort de notre siècle si bouleversé.
*/*
J’en profite pour remercier l’artiste, poète et militante Koby Roger Hall pour m’avoir fait connaitre ce concept de «safer spaces» et ces pratiques pour la 1re fois, lors d’une réunion bilan d’OM. Elle a tenu, notamment, avec Frédéric Biron Carmel et la galerie SKOL un site d’«archives vivantes » d’Occupons Montréal. Plus de détails au http://skol.ca/wp-content/uploads/2012/08/feuillet_koby_fred_angl1.pdf et https://www.facebook.com/occupymontreal/posts/143543362450865 et http://www.rcaaq.org/html/fr/actualites/expositions_details.php?id=15600
_______________________
(1) Texte au complet au http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/457146/se-liberer-sans-vous-se-liberer-de-vous
(2) Auteure du mémoire « Du ‘nous femmes’ au ‘nous féministes’ : l’apport des critiques anti-essentialistes à la non-mixité organisationnelle »
(3) Voir mon billet du https://evemarieblog.wordpress.com/2012/09/16/occuponsmontreal-bilan/ et publié également dans la revue Possibles, au http://redtac.org/possibles/category/du-printemps-arabe-au-printemps-erable-un-nouveau-cycle-de-luttes-sociales-vol-36-no-2-hiver-2013/section-i-du-printemps-arabe-aux-indignes/
(4) 1996, Giacomo Rizzolatti et Corrado Sinigaglia, http://www.agoravox.fr/actualites/technologies/article/neurones-miroirs-i-une-decouverte-48805 :
«Chez l’homme, on a observé la présence des neurones miroirs dans le cerveau encore immature du jeune enfant. Et chez l’adulte, ces réseaux miroirs apparaissent comme bien plus développés que chez les autres primates. Ce détail semble anodin et couler de source puisque le cerveau de l’homme est bien plus gros que celui des singes. Mais le fait que les neurones miroirs y soient très développés n’est pas fortuit. Car tout dispositif naturel possède une contrepartie fonctionnelle et si ces neurones sont présents en nombre, c’est sans doute parce qu’ils ont un lien avec ce qui sépare l’homme de l’animal. La raison et le langage aurait dit Aristote. Et plus généralement, l’intersubjectivité. »
«Voici ce que déclare Robert Sylvester, écrivain des sciences « La découverte des neurones miroirs est absolument renversante. C’est aussi la découverte la plus importante et elle est pratiquement négligée parce qu’elle est si monumentale que nul ne sait qu’en faire »
«Le neurone miroir est en fait multifonctionnel. Et semble fonctionner selon trois modes, le négatif, suscitant l’aversion et donc, porteur de différenciation ; puis le neutre, disons la cognition empathique, détachée de force attractive ou répulsive ; enfin le positif, lieu où le désir se fait mimétique et où le danger de conflit se dessine. »
«Il existe une sorte de mécanique, voire de dialectique des miroirs. En fait, un processus de renforcement, de surenchère, que Bateson avait du reste découvert dans les conflits»
«Et les oiseaux ? N’avons nous pas un mécanisme de ce type [mimétisme] lorsque deux moineaux se disputent une miette de pain ? Et aussi dans la genèse des langages que ces subtils animaux ont pu déployer pour communiquer à travers le champ. Ce qui nous ramène à l’homme et une question sur l’origine du langage. Selon Rizzolatti, les mécanismes miroirs font que des actions deviennent des messages sans médiation cognitive (sous entendu, rationnelle) Si bien que le mécanisme miroir pourrait être à l’origine de la genèse du langage. En permettant notamment qu’un message émis devienne pertinent pour son récepteur. »
Daniel Goleman, auteur de «L’intelligence émotionnelle» a aussi beaucoup aborder ce sujet des neurones miroir dans son livre.
La mixité – toutes mes habitudes de pensée et mes convictions s’orientent d’elles-mêmes, naturellement, sur ce pôle. Et pourtant, ça ressemble trop à une zone de confort. Du prêt-à-penser? Non, quand même, ce parti pris pour la mixité est une attitude mûrie, qui n’allait pas toujours de soi, qui a vécu en moi son temps de gestation. Néanmoins, se ressourcer dans son camp, de temps à autre, souvent même, autant qu’il le faut, ce n’est pas du tout un repli obligé, cela peut se vivre sur le mode d’une immersion, d’un retour aux sources, d’une éclosion, en refusant (doucement & fermement) la part victime-bourreau en soi, envers soi, envers ses sœurs. Extrait d’une nouvelle estonienne récente que je viens de lire et dont l’auteur semble bien sensible à la psychologie de ses jeunes protagonistes du sexe opposé au sien (je préfère dire complémentaire): « Le soleil progressait dans le ciel, l’eau était extraordinairement rafraîchissante et notre humeur était celle qu’ont toujours les filles lorsqu’elles sont entre elles – le sentiment d’être sauvées… » (Jan Unduusk, Lettre de province, extrait de Kuum).
Et si, pourtant – désolé pour ce cliché dostoïevskien, mais s’il était vraiment vrai – si seule la beauté pouvait nous sauver tout.e.s? Alors que ce soit en grand ou petit cercle, en tribu ou entre humains, gardons toujours le cap sur la grâce des gestes – repli sans crispation, universalisme sans ramollissement de l’ossature, etc. – et nous serons peut-être gracié.e.s, après / malgré / envers tout.
ps: comme toi, je m’intéresse « organiquement » aux homologies et structures-miroir, dont la presque mystique correspondance entre la phylogénèse et l’ontogénèse et, comme tu le relèves, sur un autre plan, entre la psychosphère (les vitalistes ou les husserliens parleraient aussi de la noosphère) et la sociosphère. (In/Ex)térieur, topologie de Moebieus encore et toujours – le théâtre du pour-soi (Dasein) et son « double » intersubjectif – projection / introjection, ombre / acte, puissance / énergie dans le sens aristotélicien …
pps: hâte d’en savoir plus sur les neurones en miroir – absolument fascinant!